Publié le 25/06/2019 à 10h55 /

Analyse de la professionnalisation des mouvements animalistes

// Spécialiste de la radicalité et de la «nébuleuse animaliste», le chercheur Fabien Carrié retrace l’émergence du mouvement animaliste qui a introduit en France l’articulation entre végétarisme et cause animale.

Après une décennie d’échecs dans les années quatre-vingt-dix, une partie du mouvement animaliste a cherché à se professionnaliser pour se faire entendre dans la sphère publique.

Depuis son introduction en France dans les années quatre-vingt par quelques militants proches des milieux anarchistes, le mouvement animaliste végétarien, prônant l’interdiction de la consommation de viande pour des raisons morales, a fait du chemin. Aujourd’hui, une partie du mouvement animaliste, incarnée par L214, a cherché à se professionnaliser pour se faire entendre dans la sphère publique. L’émergence récente de groupuscules violents, comme Boucherie abolition, serait d’ailleurs la conséquence indirecte de cette stratégie, qui aurait laissé un espace à combler au sein du mouvement. Décryptage avec le chercheur du CNRS, Fabien Carrié.

Quelle est la place du végétarisme dans la cause animale dans son ensemble ?
Fabien Carrié - La cause animale est ancienne et n’est pas homogène. Dans le mouvement de la protection animale, qui commence à se structurer au XIXe siècle, la question du végétarisme n’est pas centrale. Si quelques auteurs et militants ont pu, dès cette période, élaborer des critiques systémiques de l’exploitation animale, ils étaient toutefois très marginaux et peu audibles. La tendance dominante était plutôt à des critiques sectorielles, les militants de la cause animale se focalisant sur des pratiques spécifiques comme la violence des charretiers envers leurs chevaux ou la cruauté des jeux des classes populaires, dans un but de moralisation du peuple.

C’est avec le mouvement contemporain de défense de la cause animale qui se développe dans les années soixante-dix dans le monde anglo-saxon, que se fait le lien avec le végétarisme. Et en France, l’importation de ces idées est plus tardive, et les militants seront d’abord rejetés par le monde de la protection animale, notamment sur la question végétarienne qui est incomprise.

Comment situer la naissance de L214 et du Parti animaliste dans l’histoire du mouvement animaliste français ?
Fabien Carrié - En France, le mouvement est importé à la fin des années quatre-vingt, notamment par des militants lyonnais, proches des mouvements squats et anarchistes, qui fonderont entre autres la revue Les cahiers antispécistes. Ces militants cherchent d’abord à se rapprocher du mouvement français de protection des animaux, en vain. Ils se tournent alors vers les militants anars et les milieux intellectuels, par lesquels ils sont également rejetés. Les années quatre-vingt-dix sont celles d’échecs à faire gagner leurs idées en influence malgré de nombreuses initiatives, comme la traduction en 1993 du classique de Singer, Animal Liberation.

Dans les années 2000, la sociologie du mouvement français de protection animale change, et des liens se nouent avec les militants du mouvement animaliste contemporain. C’est de cette période et de cette rencontre que naissent la Veggie pride (N.D.L.R. : défilé annuel du mouvement végétarien) ou l’association L214. Par la suite, les militants, notamment chez L214, vont peu à peu se professionnaliser. Et, depuis quelques années, on ressent une volonté d’une partie du mouvement de trouver des stratégies pour faire entrer leurs idées dans l’espace public, notamment après les déconvenues rencontrées dans le milieu intellectuel et auprès des groupes anarchistes et d’extrême-gauche.

De même, pourquoi voit-on aujourd’hui se multiplier des actions violentes envers les boucheries ?
Fabien Carrié - Ce qui se donne à voir aujourd’hui, c’est que les radicaux d’hier se sont professionnalisés, et ils se font en quelque sorte «doubler par leur gauche» par de nouveaux entrants qui critiquent les modes d’action institués notamment par une organisation comme L214. Ils veulent aller plus vite et passer à l’action directe. C’est assez classique. Les quelques militants exclus de fait de ces organisations se sont retrouvés entre eux et ont, par leurs échanges, contribué à réinventer le mouvement.

Comment peut évoluer ce mouvement en France ?
Fabien Carrié - Il est évidemment impossible de préjuger de l’avenir. On peut toutefois se poser la question des conséquences des actions violentes sur le futur du mouvement français. En Grande-Bretagne, dans les années 2000, une série d’actions criminelles (plasticages, menaces de morts) conduites par des groupuscules ou militants isolés, en marge de campagnes de contestation de l’expérimentation animale, avait amené à un raidissement judiciaire, avec l’incarcération de chefs de file du mouvement, et à l’essoufflement de la lutte contre l’expérimentation animale.

La comparaison a ses limites :  l’intensité et la violence de la contestation d’alors en Grande-Bretagne sont sans commune mesure avec les quelques cas de saccages de boucheries et de poissonneries de ces derniers mois et la réaction des autorités et des institutions publiques françaises est pour le moment très éloignée des mesures prises en Angleterre. Mais il semble assez clair que les actions récentes ont contribué à renforcer l’attention de la justice et des services de renseignement français envers le mouvement animaliste français, évolution qui avait déjà été préparée depuis la fin des années 2000 par les préconisations d’Europol, qui inscrit les «extrémistes» animalistes comme cinquième plus grande menace terroriste en Europe.

Où se situent politiquement les militants animalistes ?
Fabien Carrié - La sociologie du mouvement animaliste contemporain en France, ce sont plutôt des personnes situées à gauche. Du fait de son histoire, les militants se revendiquant comme apolitiques ou de droite ne sont pas nombreux. La dynamique générale du mouvement fait qu’elle est liée à d’autres thèmes comme le féminisme ou l’anti-capitalisme. Il y a d’ailleurs régulièrement des tentatives d’entrisme à gauche ou chez les Verts et le dialogue avec les écologistes est fréquent. En 2010 par exemple, le député vert Yves Cochet avait défendu, avec d’autres, l’idée d’une journée sans viande, en intégrant notamment des motifs moraux liés à la question animale dans l’argumentaire.

À l’inverse, il y a aussi des débats récurrents aux Estivales de la question animale sur le positionnement du mouvement. Certains souhaiteraient qu’il soit moins marqué à gauche, pour toucher davantage de monde. Une partie du mouvement historique français de la protection animale pouvait être proche de la droite et de l’extrême droite, de manière informelle, ce qui a d’ailleurs été l’une sources des mauvaises relations avec les nouveaux militants animalistes des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, plutôt proches des anars.

Propos recueillis par Mathieu Robert

 

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